DECEMBRE 1879 DE NEIGE ET DE GLACE !!!
Tout a commencé par hasard, lors d'une étude des relevés historiques de la région de Toulouse !!! Parmi ces données, je suis tombé sur le fameux mois de décembre 1879... Je me suis alors rappelé ce mois hors normes et ce froid glacial qui a laissé des traces dans la mémoire des hommes !!! La curiosité aidant, je me suis penché sur un des hivers majeurs du XIXème siècle... J'ai découvert des merveilles, et j'avais envie de vous les faire partager !!!
Avant de se projeter 130 ans en arrière, je tenais à rendre hommage à tous ces anonymes qui ont méthodiquement et scrupuleusement effectuer des relevés. Par tous les temps, sans station automatique et sans informatique, ils ont mesuré et enregistré les principaux paramètres météorologiques, et ce 22 heures sur 24 !!! Je me suis "amusé" à les saisir pour mieux vous les restituer..La station du Parc Saint-Maur nous servira de référence. C'est alors un lieu peu urbanisé en bords de Marne, à quelques kilomètres au sud-est de Paris...
La deuxième quinzaine du mois de novembre 1879 est déjà bien froide... Et le 18, la température dépasse les 10° pour la dernière fois avant le 6 février 1880 !!! Dans un flux de nord engendré par des hautes pression "irlandaises", l'air froid "dégouline" des hautes latitudes ...
C'est ainsi que la neige fait sont apparition le 20 novembre, et que les 26 et 27 sont les premières journées sans dégel... Les -6° atteints durant 3 jours ne sont qu'un pâle aperçu de ce que le pays s'apprête à subir !!!
Dans les premiers jours de décembre, une profonde dépression (737mm) traverse le pays du sud-ouest au centre-est... Elle marque la limite entre l'air froid et l'air doux qui se livrent alors bataille au-dessus de la France !!!
Entre le 4 et le 5, la neige tombe sans discontinuer durant près de 30 heures !!! A Montmartre, Place Bréda, les chiens s'amusent, les élégantes avancent à pas prudents, et les cochers s'emmitouflent...
Voici le récit de cette chute de neige dans une chronique de l'époque : "La neige est tombée avec une abondance tout à fait exceptionnelle pendant deux jours sur une grande partie de l'Europe. A Paris, elle était accompagnée d'un vent très violent qui fouettait les flocons avec une force peu commune. Ces flocons de très petite dimension étaient formés de petits cristaux assez denses aussi fins qu'une poussière que le vent accumulait en certains endroits. On ne peut estimer à moins de 25 cm l'épaisseur de la couche qui aurait recouvert tout Paris si elle avait été uniformément répartie. A leur réveil, le 5 décembre, les parisiens ont pu constater que la neige n'avait cessé de s'amonceler dans les rues et sur les toits. Chassée en rafales par un fort vent d'est, elle pénétrait partout dans les pavillons des Halles comme dans les passages couverts. Cette tourmente de neige a jeté une complète perturbation dans tous les services de transport..."
... "Elle a repris avec moins d'intensité dans les journées du 5 et du 8 décembre, ajoutant 10 cm à la couche existante...". A Louveciennes, SISLEY installe son chevalet dans une rue, pour nous restituer l'ambiance ouatée de ces journées blanches !!!
L'air glacial et l'air doux ne se mélangent pas !!! Ils s'affrontent et se chevauchent... Au gré du déplacement du front et des températures, les précipitations varient !!! Si Paris est sous la neige, Nantes connaît une tempête de verglas : "Le mercredi 3 décembre, après une journée grise et froide, la neige commença à tomber... Le jeudi 4 au matin, la terre était complètement couverte. Vers 8 h, la neige se changea en une pluie glacée chassée par un vent d'est assez violent et très froid. La pluie se congelait en partie en se fixant aux divers objets qu'elle rencontrait et formait bientôt une couche épaisse de verglas". Les plantes étaient emprisonnées sous une charpente glacée qui reliait et soudait toutes les branches et les feuilles entre elles...
... "Vers le soir, sous le poids de la couche glacée, les branches d'arbres commencèrent à s'incliner vers la terre avant de se rompre. Enfin, pendant la nuit suivante, une tempête de neige chassée par un fort vent d'est vint encore aggraver la situation. Les arbres surchargés, y compris les plus forts et les plus vigoureux, se brisèrent, notamment les ormes des promenades publiques..."
... "Le vendredi 5 décembre, le ciel étant très pur, le soleil vint augmenter la beauté du phénomène en faisant scintiller cette splendide végétation de cristal..."
A la suite de cette perturbation neigeuse, un air glacial prend ses quartiers et des hautes pressions s'installent de la France à la Russie... Ce parisien est transi par le froid humide !!!
Gustave CAILLEBOTTE prend de la hauteur pour saisir les grands boulevards étonnamment calmes et silencieux...
Sous le poids de la neige gelée, le toit du marché de la rue du Château s'effondre !!!
Dans la capitale, la circulation des biens et des personnes est entravée !!! Pour faire face à la situation exceptionnelle, les sans-travail sont réquisitionnés pour aider les cantonniers, déblayer le milieu des chaussées et des trottoirs et réunir la neige en bandes sur les bas-côtés des voies...
Tous les tombereaux et véhicules disponibles sont saisis par la municipalité pour la transporter...
... et la déverser dans les égouts ou dans la Seine...
Les amoncellements du pont Saint-Michel en témoignent !!!
D'autres, plus opportunistes, trouvent la parade : "On voit chaque jour augmenter le nombre de traîneaux. Aux Champs-Elysées, on compte souvent 5 traîneaux pour 20 voitures... On applique aussi le "traînage" au transport des marchandises d'un poids considérable et de certains matériaux..."
Sur les trottoirs, chaque commerçant et chaque riverain a l’obligation de balayer devant sa porte. Des paillassons métalliques sont aussi installés au-dessus des plaques d’égout pour éviter les glissades... Pour se débarrasser de toute cette neige, on pense même un temps à la faire fondre à la vapeur !!!
Devant l’ampleur du travail, Paris met en place pour la première fois le salage des rues !!! Le Ministère des Finances exonère le sel de ses taxes. On utilise le sel pur et bon marché des Salines, et on prélève les stocks disponibles dans les dépôts de la capitale. Les voies sont classées suivant l'urgence du déblaiement. Avec les températures très basses, il faut plusieurs heures pour que la neige se transforme en boue glacée... Jour et nuit, les cantonniers sont à l'ouvrage !!! "Les ouvriers municipaux vont par deux, l’un poussant une brouette remplie de sel, l’autre portant une pelle qu’il plonge dans le véhicule et dont il projette alternativement le contenu, par un geste circulaire sur le sol."
Loin des turpitudes de la ville, Claude MONET se trouve alors à Vétheuil... Une "gueule" et un tempérament !!!
Si RENOIR considère la neige comme "une lèpre de la nature", MONET est fasciné !!! Durant tout cet hiver, il peint sans relâche malgré les températures extrêmes... Un journaliste raconte : "Il faisait un froid à fendre les cailloux. Nous apercevons une chaufferette , puis un chevalet, puis un monsieur emmailloté dans trois paletots, les mains gantées, la figure à moitié gelée : c'était Monsieur MONET étudiant un effet de neige..."
Le peintre essaie de saisir le froid qui enveloppe le paysage et veut fixer sur la toile la lumière vaporeuse et glacée !!! Il livre des "impressions"... Les siennes, mais également celles qui émanent de ces paysages... Le courant impressionniste est né !!!
Désormais, la vie est assujettie et rythmée par les rigueurs de l'hiver !!! Ici le Saint-Viatique par Aimé PERRET. La campagne est blanche, le ciel laiteux... et les personnages frigorifiés !!!
Après l'offensive de la neige et du verglas, c'est le froid qui s'intensifie par le nord de la France...
Il arrive sur des sols gelés et enneigés qui vont lui servir de réserve et d'assise !!! A Honfleur, les fiers navires au long cours sont prisonniers des bassins du port...
Les fleuves et rivières charrient des blocs de glace à partir du 2 décembre !!! Monsieur MONET ne cesse de peindre...
Dès le 8, plus rien ne bouge... La Seine est prise !!! On peut s'y promener et patiner d'une rive à l'autre !!! Quai des Tuileries, les badauds tentent la traversée...
Voici la température de la Marne relevée au Parc Saint-Maur tous les matins et soirs. On y voit le refroidissement rapide des eaux fin novembre, l'embâcle total du 5 décembre au 3 janvier, ainsi que le redoux relatif de janvier 1880. On a bien failli connaître un nouvel embâcle fin janvier début février 1880 !!!
Plus au sud, à Lyon, la Saône n'est qu'une immense étendue de glace recouverte de neige...
L'embâcle entrave la navigation fluviale et les activités économiques qui lui sont liées !!!
Aucune région française n'est épargnée... Pas même la douceur bretonne !!! A Nantes, sur l'Erdre gelée de part en part, la population s'est donnée rendez-vous...
Les 9 et 10 décembre 1879 sont des journées historiques !!! Le 9, il fait -10,4° au meilleur de la journée et la température moyenne sur 22 relevés horaires est de -19°... Le 10 connaît une température minimale record de -25,6° avant une lente remontée jusqu'à -6,7° en soirée !!!
Un froid insoutenable !!! Des chauffoirs sont ouverts, ici celui du boulevard de Vaugirard, pour permettre aux parisiens de trouver un peu de chaleur... Je n'ai trouvé aucune mention d'éventuelles victimes !!! Elles ont pourtant du être nombreuses...
Le record officiel en plaine est de -33° à Langres, en Haute-Marne, rebaptisée "Nouvelle Sibérie" pour la circonstance !!!
Dans la nuit du 12 au 13 décembre, la température redevient positive, ce qui n'était plus arrivé depuis une semaine !!!
Mais en cours de journée, une nouvelle advection froide provoque une chute du thermomètre de plus de 10°... A présent, il va geler sans discontinuer jusqu'au 28 décembre !!!
La froidure s'installe... Et les parisiens incrédules prennent goût à leur nouvelle attraction !!! "On patine un peu partout : sur les lacs du Bois de Boulogne, sur les pièces d'eau de nos jardins publics, sur la Seine et jusque dans certaines rues... L'aspect du fleuve vu du haut des ponts est des plus pittoresques. On peut évaluer à 25000 le nombre de personnes qui ont traversé la Seine pendant le jeudi de Noël... Le soir venu, une quarantaine d'individus munis de lanternes se sont formés en bande et ont remonté le fleuve du pont de la Concorde au Pont-Neuf. La Police a interdit le lendemain cette dangereuse promenade..."
A quelques degrés près, les 16 et 17 sont une réplique des journées glaciales des 9 et 10 décembre !!! On franchit à nouveau la barre symbolique des -20°...
Près de Pigalle, cette unique vue de l'impasse Frochot datée du 18 décembre 1879 illustre à merveille ce Paris désert, enneigé et glacé !!!
Le 19 décembre, le froid sévit dans toute l'Europe occidentale !!!
Et rien ne semble pouvoir le déloger !!! Les hautes pressions campent sur leurs positions...
Le lac de Zurich n'y résiste pas !!!
La carte ci-dessous nous révèle beaucoup sur l'intensité et la nature du froid de ce mois hors du commun. Il s'agit de la température moyenne mensuelle en décembre 1879. Elle est inférieure à 0° sur la majeure partie de la France, excepté l'extrême sud et une mince frange littorale : "... L'influence de la mer s'est fat sentir, comme toujours en hiver, mais à une très petite distance des côtes seulement. Cela tient à ce que le vent était presque toujours dirigé de la terre vers la mer. Aussi, le resserrement des courbes le long des côtes de France, loin d'avoir été exagéré dans le dessin, est plutôt trop faible comme le montrent les observations faites au large sur le feu flottant de Rochebonne, qui donnent pour le mois entier une moyenne de +5,5°. En certains jours même, la variation de température a présenté une rapidité plus grande encore : le 9 au matin par exemple, tandis que le minimum atteignait -25,6° à Paris Saint-Maur et était encore de -15,9° à Rouen, le thermomètre ne s'abaissait même pas tout à fait à 0° au cap de la Hève. Soit une différence de 16° pour une distance de 70 kilomètres..."
Dans l'intérieur de la moitié nord, la moyenne mensuelle franchit allègrement les -5°, pour tutoyer les -8° sur le quart nord-est du pays !!! Les courbes des températures à Strasbourg sont vertigineuses... Avec une moyenne des minimales de -12,98° et une moyenne des maximales de -7.29°, la température moyenne mensuelle s'établit à -10,13° !!! Rien qu'en décembre, on dénombre 30 jours consécutifs avec gelées, 28 jours consécutifs sans dégel (33 jours en incluant les 5 derniers jours de novembre...) dont 13 jours avec des températures qui ne dépassent pas -10°... Et que dire de cette maximale de -16.4° le 17 !!!
Au coeur de l'Europe, de la Bavière à la Bosnie, la température moyenne mensuelle est parfois inférieure à -11°...
Sur cette même carte, on remarque également que l'arc alpin a connu des températures plus douces que les plaines environnantes !!! Les observateurs de l'époque constatent cette curiosité, ici dans les Pyrénées : "Tandis que Paris et la France entière sont couvertes de neige au milieu d'un froid exceptionnel, le temps est plutôt clément au sommet du Pic du Midi et la neige y est rare... Les communications sont permanentes avec Bagnères et les chemins demeurent praticables. Le télégraphe et le téléphone ont toujours fonctionné et l'Observatoire est bien approvisionné... La température n'est pas descendue au-dessous de -13°, et le 5 janvier 1880 Mr. de Nansouty a pu cueillir un bouquet de fleurs... Si l'on s'élevait en ballon au-dessus des brumes glacées qui couvrent le pays, peut-être trouverait-on aussi des régions moins rigoureuses que dans les bas-fonds de l'atmosphère..."
Nous tenons là les preuves d'un phénomène désormais bien connu qui se produit en situation calme et anticyclonique d'hiver, celle qui nous intéresse précisément : "... Une autre conséquence de ce régime sur laquelle l'attention a été vivement excitée, bien que ce phénomène soit assez fréquent est une inversion de température dans la verticale. Ce phénomène a été tellement marqué que la température moyenne du sommet du Puy de Dôme a été de -3,9° en décembre 1879, celle de Clermont-Ferrand à 1080 mètres plus bas s'abaissant à -7°..."
En dehors des neiges du début du mois sur le nord de la France et le centre de l'Europe, les précipitations mensuelles ont été très faibles !!! "... Le brave Général de Nansouty nous pardonnera de publier ce télégramme tout intime qu'il nous adresse : "nous sommes en détresse; nous ne trouvons bientôt plus assez de neige pour faire l'eau du thé et de la soupe. Apportez nous de la neige si Paris en a assez."
Les hautes pressions ont en effet dominé durant une grande partie du mois !!! Un vaste anticyclone s'est positionné sur l'Europe occidentale, avec à sa base un air froid et sec assis sur des sols enneigés... En terme météorologique, on appelle cela une "patate" !!! Une autre particularité est à signaler et aura son importance : nous sommes en plein solstice d'hiver... Les nuits sont donc plus longues que les jours !!!Lors des courtes journées, les hautes pressions agissent comme un couvercle en plaquant le froid dans les basses couches... Quand les brumes et brouillards ne le masquent pas, ce qui est fréquent avec un anticyclone hivernal, le soleil très bas sur l'horizon ne parvient pas à réchauffer l'air ambiant, surtout lorsque le sol est couvert de neige !!! La longue nuit venue, par un temps calme et sans nuage, rien ne vient faire obstacle au refroidissement... Et la neige renforce le phénomène radiatif !!! Le peu de calorie gagné en journée s'évanouit dans l'atmosphère... Et le froid s'accentue !!! Si aucun élément nouveau ne vient troubler cette "belle mécanique", la situation dure et perdure... Nous sommes en présence d'un blocage !!! "... La carte des pressions moyennes de décembre montre une aire de hautes pressions qui couvre l'Europe centrale, et dont le centre va de la Suisse au Tyrol. Vers l'est, la pression diminue, ce qui montre que ce maximum n'est pas une simple extension du maximum sibérien de l'hiver, mais un deuxième tout à fait distinct de celui de l'Asie..."
Le froid maintient et renforce les hautes pressions, qui elles-mêmes maintiennent et renforce le froid !!! "...Il y a donc eu, sur l'Europe centrale et occidentale, un minimum de température coïncidant avec le maximum de pression. On conçoit du reste qu'il y ait une dépendance entre ces deux phénomènes...". Effectivement, la carte des pressions mensuelles recoupe fidèlement celle des températures...
"Après plus de 30 jours consécutifs d'un froid rigoureux, la température s'est relevée tout à coup à Paris le 28 décembre 1879, sous l'action d'un vent "chaud" du sud-ouest...". En effet, durant cette seule journée, la température passe de -15° à 3°, soit une hausse de 18° en 24 heures !!!
Ce redoux aussi soudain que brutal met fin à une série remarquable de 14 jours consécutifs de gel permanent... Une profonde dépression qui circule de l'Ecosse à la Scandinavie force le barrage des hautes pressions et oriente le flux au sud-ouest !!!
Le 31 décembre, la température reste constamment positive, ce qui n'était plus arrivé depuis le 25 novembre !!! Soit 33 jours consécutifs avec gelée... Pour les hommes comme pour la nature, c'est une délivrance !!! "La neige accumulée sur toute la surface du bassin de la Seine a fondu peu à peu, et l'épaisse couche de glace qui recouvrait le fleuve ne tarda pas à perdre de sa solidité. Et pendant plusieurs jours de suite, elle se trouva soulevée et brisée. La débâcle commença partiellement le 2 janvier. Elle devint générale le samedi 3 janvier 1880 dans la matinée, offrant à tous ceux qui en furent témoins un spectacle imposant, inévitablement accompagné de nombreux accidents. L'eau du fleuve était littéralement cachée sous un monceau de glaçons... On les voyait courir avec une rapidité saisissante, entraînant des bateaux, des poutres, des tonneaux, des débris de toute nature, et frappant à la façon de formidables béliers les piliers des ponts qu'ils ébranlaient... Les glaces ont produit de nombreux désastres sous les yeux des milliers de spectateurs qui encombraient les quais..."
Un témoin raconte : "... Des chalands viennent se briser sur les piles du pont St Michel, et d'énormes poutres provenant de la rupture des trains de bois le barrent complètement. D'énormes blocs s'amoncellent pendant quelques minutes. C'est un amas de glaçons et de bateaux broyés. La circulation ne tarde pas à être interdite sur plusieurs ponts, tandis que les sergents de la ville interdisent de se rassembler sur quelques autres...
La crue de la Seine est extraordinaire depuis le matin. Le fleuve semble monter à vue d'oeil. Dans l'espace de 3 heures, la crue est de 1 mètre 50. En amont du Pont-Neuf, une partie des bains froids a sombré. De l'autre côté, plusieurs bateaux ont coulé ou ont été broyés. Des familles entières de mariniers déménagent en tout hâte et transportent non sans difficulté leur mobilier et leurs ustensiles de ménage sur le quai même des Grands Augustins. Les bains de la Samaritaine, solidement amarrés, résistent bien. Plus bas, un lavoir est submergé... "Tandis que les eaux marquent 5 mètres 80 à l'échelle du pont Royal, les eaux montent toujours. Le courant est d'une violence extrême. On pourrait comparer sa vitesse à celle d'un cheval au trot..."
... "C'est au pont des Invalides que le désastre est le plus grand. On sait que ce pont est en reconstruction depuis quelques mois, et qu'on avait dû construire en avant une étroite passerelle de bois pour la circulation du public. Le 2 janvier, les glaces amoncelées en amont sont venues s'accumuler entre les deux passes protégeant les travaux. On essaya de faire partir à l'aide de la dynamite l'amas énorme de glaçons. Un conducteur des ponts et chaussées fit jeter dans le fleuve de nombreuses cartouches enflammées pour disloquer les glaçons qui faisaient craquer les étais avec un bruit sinistre. Malgré les efforts, la passerelle fléchit et les ouvriers n'eurent que le temps de s'enfuir au plus vite... Elle s'écroulait dans la Seine et venait se dresser contre une des passes et la boucher..."
... "Le 3 janvier, les glaçons s'accumulaient contre les piles du pont des Invalides en les ébranlant de coups répétés... La seconde arche du pont, incapable de résister plus longtemps à la pression des glaces et au choc des épaves, s'effondra tout entière. Trois heures plus tard, on vit tout à coup le tablier de la seconde arche s'affaisser et l'arche s'écrouler avec un bruit effroyable. Tels sont les faits les plus saillants de la grande débâcle de la Seine pendant l'hiver 1879-1880 qui restera un évènement à peu près unique dans l'histoire de la Météorologie de Paris."
Dans les campagnes voisines, PISSARO nous peint la vie paysanne qui reprend peu à peu...
Mais dès le 6 janvier 1880, les températures redeviennent négatives, et le gel est à nouveau permanent !!! Jusqu'à la fin du mois, de brefs et faibles redoux sont vite balayés par des coups de froid plus sévères, que Claude MONET met immédiatement à profit...
On relève une minimale de -10,4° le 20 et une maximale de -5° le 25 !!!
La débâcle de la Loire et de ses affluents s'en trouve contrariée !!! " Il y a quelques semaines, La Loire était prise : une couche de glace unie et continue, épaisse de 30 à 40 centimètres, permettait aux piétons et même aux attelages de passer le fleuve d'une rive à l'autre. Suite à la hausse des températures, les neiges qui couvraient la région ont fondu, grossissant les ruisseaux et les rivières dont les eaux sont venues se déverser dans la Loire, et soulever le couvercle de glace qui en comprimait le cours. Dans cet exhaussement produit par la crue, la surface solide s'est fracturée et la débâcle a commencé. D'énormes glaçons descendaient violemment le fleuve, s'entrechoquant et se brisant... Quand tout à coup, cette effroyable migration s'est arrêtée..." L'eau est encore froide... Avec le gel, les amas de glace se soudent pour former un chaos épais, tourmenté et infranchissable !!! Aux Rosiers, en Maine et Loire, la nature est de nouveau prisonnière...
A l'époque, les voies navigables représentent une part importante du transport des marchandises et des personnes !!! Le 20 janvier, la "banquise" de Saumur est infranchissable...
C'est pourquoi les pontonniers s'y attaquent avec acharnement, afin de rétablir les échanges...
Le Génie militaire est appelé en renfort dans cette tâche d'envergure !!! Il fait parler la poudre... L'époque est aux exploits et aux défis !!! L'homme se mesure alors à la nature...
Dans l'île de Souzay, les gendarmes viennent au secours des habitants !!! Ils ne peuvent plus se déplacer et s'approvisionner en empruntant le fleuve...
Après le redoux du Nouvel An, les hautes pressions ont repris leurs positions sur le continent... Elles ont permis la persistance d'un temps stable, froid et sec !!! Dans la continuité de décembre 1879...
C'est ainsi que fin janvier 1880, le lac de Neuchâtel est encore couvert de glace !!!
Comme en décembre, la toute fin de janvier 1880 marque un changement de régime... Après un 28 janvier sans dégel et une nuit à nouveau glacial, on passe de -11° à 6° en quelques heures !!! L'air doux, au contact des sols encore très froids, engendre un autre phénomène : "Un épais brouillard a recouvert pendant plusieurs jours une grande partie de la France. A Paris, il était très dense et d'une odeur particulière, rendant la circulation difficile. Il en a été de même à Rouen : ce n'est qu'avec des précautions infinies que les piétons pouvaient s'aventurer sur les chaussées et aux abords des quais. Dans le centre, le froid continue à être vif pendant la nuit et les ruisseaux restent gelés... Le matin et le soir, les brouillards sont si épais qu'on a quelques peines à se conduire dans les rues. Vers le milieu du jour seulement, le temps est relativement beau..."
S'il gèle encore la nuit, les températures sont plus clémentes en journée... Et le 6 février, on franchit enfin les 10° !!! Une telle douceur ne s'était plus manifestée depuis le 18 novembre 1879...
Février 1880 voit enfin le retour d'un flux de sud-ouest perturbé et océanique, ramenant la pluie et la douceur en France et en Europe !!!
Ainsi s'achèvent plus de deux mois de neige et de froidure qui ont connu leur paroxysme en décembre 1879 !!! La conjugaison d'un blocage exceptionnel avec un anticyclone "thermique" centré sur l'Europe occidentale, et d'un moment particulier correspondant au solstice d'hiver... Le bilan climatique de cet hiver est tout simplement impressionnant !!! De novembre 1879 à février 1880, on dénombre à Paris Saint-Maur :
- 77 jours avec gelée !!! Dont 54 en décembre et janvier et 33 jours consécutifs de fin novembre à fin décembre...
- 37 jours sans dégel ou avec gel permanent !!! Dont 34 jours en décembre et janvier, et une série remarquable de 14 jours consécutifs en décembre...
- 13 jours de neige, dont près de 30 jours consécutifs avec neige au sol en décembre !!!
"Les grands froids qui ont sévi à Paris dans le courant du mois de décembre 1879 sont presque uniques dans l'histoire de notre capitale... Deux fois seulement, en 1788 et 1795, le froid a été presque aussi intense, le thermomètre ayant indiqué 21,5° et 23,5° au-dessous du zéro..."
Si la mémoire humaine est souvent défaillante, les archives parlent !!! Et les faits sont têtus : "On termine actuellement le travail de pose des tuyaux depuis le réservoir du Parc Saint-Maur. Enfouis à 70 centimètres de la surface, ils ont tous été brisés par la congélation de l'eau lors des grands froids de l'hiver dernier. Les dégâts ont été considérables et leur réparation a nécessité de grands frais de la part de la Compagnie des Eaux. Pour que les tuyaux soient complètement à l'abri des fortes gelées, il faut les enfouir à un mètre de profondeur. Lors du rude hiver de 1789, la terre a été gelée jusqu'à 80 centimètres de la surface du sol..."
Au-delà de l'impact sur les consciences, ce grand hiver a eu des conséquences directes sur la vie quotidienne et l'économie du pays !!! Et on en tire bien vite les leçons pratiques... Le salage s'est avéré si efficace que Paris commande désormais à chaque année une provision de 4 000 tonnes de sel, réparties dans quinze dépôts municipaux. Suivant cet exemple, les principales capitales européennes l’imitent !!! Autre moyen de dégager les voies, le chasse-neige est inventé et mis en usage pour la première fois l'hiver suivant, en janvier 1881. C'est une herse traînée par six chevaux, avec une armature de balais très serrés dont voici une illustration...
A l'avenir, on ne manquera pas de trouver d'autres documents, notamment des photographies d'époque pour illustrer ce formidable hiver !!! Au terme de cette enquête, on ne peut s'empêcher de s'interroger : si la France d'aujourd'hui connaissait de telles conditions hivernales, quelles en seraient les conséquences ? En attendant de revivre une telle "calamité", décembre 1879 ne manquera pas de faire fantasmer les passionnés que nous sommes !!!
Reynald ARTAUD.
Sources : pour les chroniques et les gravures, les revues "L'Illustration" et "La Nature"; pour les données météorologiques et les cartes de pression, les annales du "Bureau central météorologique de France"; pour les peintures impressionnistes, les nombreux sites Internet...